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retapeur de cervelle et machine à décerveler

Le retapeur de cervelles (Émile Cohl, 1910) vs La machine à décerveler (Alfred Jarry, Ubu Roi, 1896)
Le retapeur de cervelles (Émile Cohl, 1910) vs La machine à décerveler (Alfred Jarry, Ubu Roi, 1896)

retapeur de cervelles (Émile Cohl, 1910) et machine à décerveler (Alfred Jarry, Ubu Roi, 1896)

Emile Cohl : le retapeur de cervelle

Gaumont :

Émile Cohl collabore avec la société Gaumont de mai 1908 à septembre 1910. Il est d’abord recruté pour écrire des scénarios, puis rapidement, deux mois après, il est chargé de mettre en scène et ce en raison des multiples talents évoqués précédemment. Il sait écrire puisqu’il est l’auteur de plusieurs vaudevilles, il a, grâce à ses illustrations, une expérience certaine de la composition en images et n’ignore pas les subtilités de la direction d’acteur puisqu’il a lui-même joué la comédie. Les scénarios ne lui étaient rétribués qu’une vingtaine de francs, alors que la rémunération des films est en moyenne de 150 francs. Trois années de production presque équivalente : 20 films en 1908, 32 en 1909 et 29 en 1910, où il affirme des qualités qui lui permettront de subsister au sein d’une corporation labile. En 1908, il réalise autant de films de fiction, comiques et drames, que de féeries ou de films à trucs, et s’essaye juste au dessin animé. En 1909, sa production est majoritairement composée de films à trucs, tandis qu’en 1910, les dessins animés dominent. Le rythme est dans l’ensemble soutenu, inventant et réalisant un nouveau sujet par mois lorsqu’il s’agit de comédie ou de film à trucs, il peut par contre, passer près de deux mois sur les dessins. D’après le témoignage d’Étienne Arnaud, suite à la présentation parisienne de la Maison hantée, Émile Cohl se verra confier le soin de développer, pour la société Gaumont, le procédé du trucage image par image. L’affirmation est confirmée par la filmographie puisque parmi les films conservés plusieurs titres reposent exclusivement sur ce procédé, qui consiste à filmer photogramme par photogramme l’avancée progressive d’un objet, afin qu’une fois projeté à la vitesse de 16 images par seconde (aujourd’hui 24 images), l’objet paraisse se déplacer seul. Dans les Chaussures matrimoniales (1909) par exemple, les souliers de monsieur et de madame en anticipant sur la rencontre à venir aident à la formation du couple. Le Champion du jeu à la mode (1910) montre un homme parvenant à assembler les pièces d’un puzzle par la seule force de l’esprit. Tandis que dans le Mobilier fidèle (1910), les meubles saisis reviennent d’eux-mêmes à leur ancien propriétaire. Alors qu’il réalise ces films, Émile Cohl pense à adapter le principe au dessin. Marcel Lapierre, dans un article documenté (6 Marcel Lapierre, les Cent Visages du cinéma, Paris, Grasset, 1948, p. 65.), le souligne :

Tandis qu’il travaillait,

il fut visité par une inspiration : puisqu’il était avant tout dessinateur, pourquoi ne pas prendre ses dessins pour acteurs ? Pourquoi ne pas photographier des séries de dessins dont la projection au rythme cinématographique donnerait une illusion de mouvement ? […] Sans plus attendre, il se mit à l’ouvrage et réalisa le premier « dessin animé ».

Plutôt que « visité par une inspiration »,

il semble que Cohl se soit souvenu des jeux qui à l’instar du zootrope ou du phénakistiscope créent, en s’appuyant sur la décomposition, l’illusion du mouvement. La technique lui est familière, elle a déjà inspiré des illustrations, et lorsqu’il est interrogé en qualité de pionnier du dessin animé, il ne manque pas de s’y référer en préambule. Pour ce premier film, intitulé Fantasmagorie (1908), Émile Cohl s’inspire des croquis d’enfant et le spectateur assiste aux métamorphoses en forme d’élucubrations de personnages dénommés fantoches, sorte de bonshommes à membres bâton, dont les traits apparaissent en blanc sur fond noir. Léon Gaumont juge l’invention digne d’intérêt et s’incline devant le succès rencontré, car le film fait l’unanimité partout où il est projeté8. Transformation du procédé qui permet surtout de renouveler l’intérêt des films à trucs, dont la mode, d’après Victorien Jasset, a rapidement passé : « Après avoir eu un succès aussi énorme que mérité, le procédé américain fut presque abandonné, parce qu’il n’offrait plus assez de ressources ».

L’étude des films conservés suggère qu’Émile Cohl ait été dans l’obligation de se renouveler sans cesse. Jean-Georges Auriol (« Les premiers dessins animés cinématographiques, 1908, Emile Cohl ») le souligne également :

Cohl, qui a plus d’une petite invention à son actif, avait une ingéniosité inépuisable et venait à bout des trouvailles les plus compliquées. De toutes petites choses qui duraient trois ou quatre minutes sur l’écran lui demandaient des journées de recherches, de ruse et de persévérance.

« Ingéniosité inépuisable »

qui trouve dans un répertoire personnel les ressources de l’inventivité. On reconnaît une de ses têtes de pipe dans les Générations comiques (1909). Les Beaux-Arts mystérieux (1910) s’inspire de deux fantaisies publiées, tels que ces figures créées à partir d’allumettes bougies, présentées entre autres dans l’Illustration, ou à base d’épingles et de fil comme dans l’ABCD à la ficelle, invention qui lui a valu une médaille de vermeil au Concours Lépine. Dans Rêves enfantins (1910), il réemploie le serpent de Mon ami Polichinelle, un album pour enfants écrit par Albert Deparc, qu’il a illustré en 1897 et dans le Cerceau magique (1908), il retrouve les cocottes en papier qui scandaient les pages des Chambres comiques ou apparaissaient en motif dans le portrait charge de Georges Lorin, Hydropathe avec lequel il s’était associé pour créer le studio de photo. Cadre fleuris (1910) s’inspire des effets visuels produits par les chromatropes, objet dont il projetait les nuances dans ses séances de cinéma forain. Cohl s’attache à déployer les facéties visuelles qui composent son univers ludique, tandis que la désaffection des films à trucs l’oblige à employer ses talents en conformité avec l’esprit du temps. À l’instar de ses contemporains, il réalise des adaptations littéraires et anime au moyen de poupées le Tout Petit Faust (1910), d’après Gounod ou le Petit Chantecler (1910) d’après Edmond Rostand. Conformément aux préceptes en faveur du cinéma d’enseignement très répandus alors et auxquels souscrit Léon Gaumont, il réalise des films dont l’agencement chronologique n’est pas sans rappeler la progression didactique des conférences illustrées au moyen de vues sur verre. Il a par ailleurs été fait officier de l’Instruction publique en 1899. L’École moderne (1909), réalisé avec Étienne Arnaud, apparaît comme un manifeste en faveur du cinéma d’enseignement puisqu’il s’agit littéralement de la transposition en film d’un livre. Les Chapeaux des belles dames (1909) présente l’évolution des coiffes à travers les âges, tandis que les Douze Travaux d’Hercule (1910) traduit l’histoire mythologique. Succession chronologique qui d’après le fascicule promotionnel structurait également Dix Siècles d’Élégance (1910), film disparu à ce jour. Autant de sujets qu’on pourrait lui avoir suggérés, puisque la Bataille d’Austerlitz (1909), film d’enseignement militaire, est manifestement une commande. Léon Gaumont a en effet déposé, dès janvier 1900, un brevet pour « un système de production de bandes cinématographiques reproduisant des […] actions militaires ». Un cadre, somme toute assez docte, rapidement mis à mal par la caricature, qui a charge de défigurer les académismes. Pour les Locataires d’à côté (1909), Émile Cohl multiplie les techniques ou les trucages : dessin, papier découpé, cache qui lui permet de diviser son cadre en deux. Dans le Binettoscope (1910), il poursuit une déconstruction du dispositif cinématographique en s’autorisant une mise en abyme de la projection. Émile Cohl, se souvenant de son passé d’Incohérent, réalise le Peintre néo-impressionniste (1910) en hommage à Alphonse Allais dont un monochrome « primo-avrilesque » ornait les murs d’une de leurs expositions. Dans l’Enfance de l’art (1910) il fait littéralement des pieds et des mains avant d’oser le pied de nez et dans la Musicomanie (1910), il attaque les procédures didactiques déployées dans les films d’enseignement, en les associant à des personnages aux traits et attitudes des plus grossiers. Le dessin d’enfant ou le graffiti aurait finalement eut raison des dogmatismes : Émile Cohl quitte la société Gaumont.

Pathé :

D’après ses carnets, il pourrait avoir rejoint la société Pathé en raison d’une augmentation conséquente, mais temporaire, de ses appointements et l’aurait quittée suite à une « brouille ». Le changement de société, à première vue, n’aurait formellement que peu de conséquence, Émile Cohl avec le Retapeur de cervelles (1910), le Musée des grotesques (1911) ou les Fantaisies d’Agénor Maltracé (1911) paraît poursuivre les expérimentations précédentes : dessins au trait blanc sur fond noir, séquences animées associées à des prises de vues réelles, animations de dessins et de papiers découpés reprenant les traits stylistiques des caricatures.

source :

Les carnets filmographiques d’Émile Cohl ou le mouvement d’une œuvre : l’image par image de Gaumont à Éclair

The film notebooks of Émile Cohl or the movement of a work: image by image from Gaumont to Éclair. Valérie Vignaux

La machine à décerveler d’Alfred Jarry

Julien Schuh1 Détails1 CRIMEL – Centre de Recherche Interdisciplinaire sur les Modèles Esthétiques et Littéraires – EA 3311

Résumé : L’œuvre d’Alfred Jarry propose une utilisation singulière de la mémoire comme méthode de production textuelle. Jarry convoque les théories les plus récentes à son époque, dans les ouvrages de Théodule Ribot ou dans les cours de philosophie de Bergson, pour construire une image de la mémoire comme processus de vidange de l’esprit, destiné à ne conserver que l’essentiel de l’expérience humaine. Le processus de la mémorisation est pour Jarry d’abord oubli: c’est un mouvement d’effacement des contextes et de redistribution presque aléatoire des objets de l’expérience, qui doit permettre leur réutilisation dans une œuvre nouvelle. Celui qui sait utiliser sa mémoire ou plutôt, paradoxalement, celui qui sait oublier à bon escient, est capable de produire des textes parfaits, dépourvus de toute aspérité, des œuvres suggestives disponibles pour une multitude d’interprétations. Ce processus, qu’il nomme la ‘Machine à Décerveler’, représente, comme l’écrit Linda Stillman, ‘une métaphore du mécanisme de l’imagination et de l’écriture’.